PRIX DES AUTEURS INCONNUS 2024 / LITTERATURE BLANCHE : LA SŒUR RETROUVÉE / GARANCE SOLVEG
Un roman dense, riche et bouleversant qui dépeint via une quête d'identité haletante les horreurs commises par l'empire Nippon pendant la seconde guerre mondiale.
!! cette chronique contient des spoilers !!
LE RÉSUMÉ
Brillante spécialiste en hématologie, Yuna retrouve sa sœur avec laquelle les liens sont rompus depuis longtemps quand celle-ci, gravement malade, a besoin d'une greffe de moelle osseuse. Malheureusement, Yuna ne s'avère pas compatible. Commence alors une éprouvante quête de vérité du médecin pour tenter de sauver Ama, qui va faire voler en éclats tous les secrets, qu'ils soient de familles ou sous la forme de crimes de guerre immondes. Yuna ne réalise pas qu'à force de découvertes, elle prend de très gros risques, et que dans l'ombre, le mal possède encore une influence implacable.
LA CHRONIQUE
Dès le prologue, le lecteur est immédiatement plongé dans un récit puissant, haletant, chargé d'une forme d'urgence et de gravité qu'on ne peut pas d'office comprendre, mais qui prendra tout son sens au fur et à mesure de la progression de l'histoire. Le style de l'autrice est fluide, les paragraphes sont ciselés et riches, et elle maîtrise une forme de procédé de cliffhanger d'un chapitre sur l'autre qui relance sans cesse la narration. Parfois, ces petits suspens peuvent sembler un peu faciles, comme par exemple lorsque l'identité réelle de Chen est révélée, mais la remise en place de ces éléments façon puzzle a toujours du sens. Ainsi, on découvre une lecture aisée, agréable, et qui ne laisse pas une seule fois la tension émotionnelle retomber.
Le choix narratif de l'autrice offre plusieurs niveaux de lecture, et passe sans cesse du début des années 90 à la période qui couvre la seconde guerre mondiale, suivant deux narratrices principales : Yuna, brillante hématologue en quête de moelle osseuse compatible pour sauver sa sœur, et Hiromi, journaliste qui tente de trouver sa voix dans un mixage ethnique entre la Chine et le Japon et épouse du mystérieux général Takeshi. Ces deux personnages féminins extrêmement forts dessinent progressivement un parallèle poignant entre deux destins qui vont refuser les faux-semblants, les mensonges et le statu quo, deux femmes guidées par l'amour, deux symboles de bravoure quoi qu'il en coûte. Le lecteur est souvent touché, parfois bouleversé par l'évolution de ces deux femmes, l'une descendant progressivement vers la noirceur, l'autre s'élevant douloureusement vers la vérité et la lumière.
Il faut néanmoins apporter une nuance sur les premiers chapitres, qui, par un contexte historique extrêmement riche mais qui manque parfois de références pour un public non averti, peuvent ici et là donner au lecteur la sensation qu'il ne comprend pas tous les éléments historiques. En effet, on parle ici du Mandchoukouo, l'ex-Mandchourie sous occupation japonaise, dans laquelle plusieurs nations asiatiques vont cohabiter et subir la domination nipponne qui n'hésite pas à mettre ce brassage ethnique sur une échelle de valeur gratuite et injuste, destinée à honorer la race japonaise. Si un lecteur profane va, à la fin du roman et de sa lecture, saisir les subtilités et les secrets de cette partie de l'histoire de l'humanité, notamment grâce à un fil rouge des dates importantes en annexe, cela rend le début un peu poussif et parfois confusant. Cependant, le roman vaut le coup de s'accrocher, tant son décollage un peu lent et hésitant réserve, en définitive, un vol époustouflant et puissant.
L'histoire entre Ama et Yuna, les deux sœurs éponymes, est très bien construite. Les deux personnages sont forts, elles ont une façon d'être et de se comporter qui se ressemble sans jamais se confondre, et la délicatesse du style de l'autrice s'exprime dans cette articulation des moments charnières d'une histoire commune et d'un lien qui s'étiole et se reconstruit. C'est cependant l'existence d'Hiromi qui tire son épingle du jeu, et s'impose comme la partie la plus vibrante du roman, grâce à une forte empreinte politique des choix de la jeune femme, à son engagement moral envers ce qui lui semble juste, et à sa façon d'obéir en premier à son cœur, mais sa tête suit toujours juste derrière. Toutes ces femmes, et les liens qu'elles ont tissé ou subi constituent une formidable toile de fond pour des évènements bien plus noirs et terrifiants.
En effet, l'écrin de cette histoire de course à la vie sert à relater les expériences du Mengele japonais, qui s'est illustré dans l'ignominie en utilisant prisonniers de guerre et résistants politiques comme cobayes humains pour tenter de gagner la guerre par arme bactériologique. L'autrice rentre au plus profond, et au plus monstrueux des procédures endurées par les victimes, et n'hésite pas à utiliser des détails qui ne peuvent que marquer le lecteur profondément. Pour un francophone dont le système éducatif n'a pas forcément fait la part belle à l'histoire de la seconde guerre mondiale de l'autre côté du pacifique, découvrir cette partie navrante et perturbante de l'histoire du Japon crée des parallèles évidents avec les faits mieux connus des camps nazis. L'épigraphe du roman fait parfaitement écho aux sentiments ressentis à la fin de la lecture, qui véhiculent, en plus de tout le reste, l'importance de connaître et de respecter le passé pour ne pas qu'il se reproduise.
Garance Solveg possède une plume stupéfiante, et un talent rare : elle rend les personnages inventés si réels qu'on se pose, plus d'une fois, la question de leur existence dans la réalité. En parvenant à créer un contexte historique aussi précis et aussi imagé, elle plante ses protagonistes comme si ils figuraient sur des photos d'époque. Cela traduit une maîtrise absolue du sujet, mais aussi un travail évident en amont pour interconnecter évènements et émotions. Rien n'est gratuit, et tout à sa place, même s'il arrive qu'on perde le fil, par exemple lorsque Hiromi revient sur sa propre enfance, ou par les allers et retours d'une année à l'autre. La densité des nombreux fils narratifs les rend parfois complexes à situer, mais toujours pertinents et forts.
Un autre aspect profondément fascinant du roman repose en l'examen de consciences observé, à un moment ou un autre, par la quasi totalité des personnages qui peuvent être amenés à des choix inimaginables, mais à tendre aussi vers la rédemption sincère, en contraste forte avec ceux qui ne possèdent pas cette capacité. Garance Solveg détaille tous les petits et les grands choix que nous pouvons faire, poussés par les drames de la vie, et qui vont faire basculer une relation. Le parallèle des deux époques est permanent, renvoyant Yuna et Hiromi dos à dos à plus d'une reprise, pourtant toutes les deux happées par des époques diamétralement opposées. L'autrice ne mets pas les drames sur une échelle de comparaison, mais examine au contraire les conséquences de toutes les tragédies, petites et grandes.
Embarquer pour ce voyage avec Garance, c'est accepter de se laisser toucher, de prendre l'injustice de plein fouet au visage, de découvrir l'humanité même dans l'inhumanité, et vice versa, et surtout, c'est s'engager dans un récit qui ne peut pas laisser indifférent. Les rares défauts d'un roman qui prend tous les risques ne sont que poussières, et l'histoire reste en tête et sur l'âme longtemps après avoir atteint la dernière page.
LA NOTE
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