CHRONIQUE : FRED LARSEN / COMME DES MOUCHES

Un roman délicieusement cynique et implacable, avec un petit côté cathartique jouissif pour les éreintés du monde moderne





Gilbert est un type classique. Employé d'une papeterie sans prétention, il vit une existence d'une banalité presque navrante. Pourtant, autour de lui, les gens ont cette désagréable habitude : quand il passe un moment avec eux, ils meurent. Un, puis deux, puis trop pour que cela reste une coïncidence. Ce don fâcheux pourrait être une épouvantable malédiction, à moins que la destinée de ce brave Gilbert ne finisse par servir son pays. Propulsé au milieu des pires conflits du monde, quelle vie attend la nouvelle arme secrète du gouvernement ?

La plupart des romans qui posent un concept aussi fort que celui de Comme Des Mouches ont un défaut presque inexorable : l'idée initiale, si porteuse fut-elle, ne suffit pas à tenir tout le récit. Ici, ce n'est pas du tout le cas. Même si le don de ce brave Gilbert est assez particulier pour donner une vraie impulsion à ce récit, l'auteur sait gérer son intrigue pour que jamais le lectaire n'ait à souffrir d'une retombée dans l'action. Chaque strate de ce roman tout à fait spécial est parfaitement rodée, et permet d'apprécier un voyage élaboré, drôle et grinçant, dans la vie de ce protagoniste aussi étrange qu'amical-à condition d'en rester à bonne distance. 


La première et plus grande qualité de ce roman, c'est son humour. Savoir faire sourire et rire avec un récit aussi grave sur le papier est un tour de force, et Fred Larsen parvient à générer dérision et plaisanterie avec facilité, sans jamais être ni lourd, ni polémique. Dans un manuscrit qui va beaucoup capturer la situation politique du monde, ces qualités sont rares et d'autant plus appréciables. 

On dit souvent que les premiers chapitres sont les plus importants quand on veut raconter une histoire, et ceux de Comme Des Mouche sont aussi prenants que, finalement, assez peu représentatifs du reste du roman, ce qui est, une nouvelle fois, un parti pris porteur. L'auteur prend le temps de poser le décors et d'implanter la banalité de ces décès petit à petit, chapitre après chapitre, en se servant de situations de la vie de tous les jours. Balade en montagne, sortie en mer, cours de cuisine...Grâce à ces fragments de vie du protagoniste ficelés comme autant de petites nouvelles avec un début, une fin et un véritable cœur narratif, on parvient à se représenter les émotions de ce brave Gilbert, et surtout, sa confusion relative. Ils permettent aussi à l'auteur de s'amuser par des rencontres avec la grande faucheuse créatives, originales, et susceptibles de faire grimacer le lectaire (gardez bien à l'esprit ces deux indices : infirmière et placenta). 
On pourrait alors croire que le récit va se reposer sur l'exploration à la curiosité un poil tordue de ces fameuses mouches tombées sur le chemin de notre (anti)héros. Mais ce serait bien mal juger l'auteur, qui a plus d'un ruban dans sa machine à écrire. 


Passé ce premier tiers presque sous la forme des aventures de Martine-de Gilbert, ici-le roman trouve un nouveau souffle lors que les autorités commencent à s'intéresser à la personne de notre protagoniste, et que la machine gouvernementale française tombe sur ses épaules. La transition est souple, palpitante, ultra réaliste, et la transformation du sympathique Gilbert en quasi espion à faire pâlir James Bond est parfaite. Pas de lampshading ici, ni d'explications escamotées pour qualifier la particularité du personnage, l'auteur trouve le parfait équilibre entre raison et touche de fantastique intégrée à la réalité. 

On bascule ainsi dans ce qui pourrait presque être un roman dans le roman, et va capturer la nouvelle vie de Gilbert, devenu agent fantôme destiné à faire tomber les mouches que le pays aura désigné indignes de continuer à voler. Il faut souligner ici la belle capacité de Fred Larsen à donner une force presque cinématique à ses scènes d'action, ajoutant des hélicoptères, des enlèvements et des explosions ici et là. Difficile de ne pas voir en ce roman un fort potentiel scénaristique...

L'auteur se permet aussi, dans une intrigue déjà très bien ficelée et qui retranscrit une vie de tous les dangers, de considérer les possibilités que l'état de Gilbert met en lumière, allant jusqu'à jouer avec l'idée de "la petite mort" telle que décrite par Ambroise Paré. Sans tout à fait spoiler, le passage est épatant de finesse sans jamais devenir grave. 

Si l'humour est la plus belle qualité du roman, la seconde, tout aussi impressionnante, est sans conteste la précision presque chirurgicale avec laquelle l'auteur pose les différents contextes géopolitiques, tant au proche-orient qu'en Afrique, ou bien dans les tréfonds de la démocratie américaine. Grâce à une connaissance hors paire de son sujet, Fred Larsen parvient à expliquer des conflits ultra-complexes de façon compréhensible sans jamais les rendre simplistes, et d'y intégrer Gilbert facilement. On se surprend à avoir peur pour la vie du héros, surtout dans la dernière partie qui capture avec brio la menace de la Suprématie Blanche qui se fait rampante aux Etats-Unis. 


C'est à mon sens la partie la plus puissante et la plus réussie d'un roman très pertinent. En envoyant Gilbert au cœur d'évènements aussi troublants que ceux de l'assaut du capitole le 6 janvier 2021, l'auteur transforme le destin de son personnage en celui du fameux grain de sable qui peut enrouer le mécanisme de la haine. Cependant, Fred Larsen ne se perd jamais dans les méandres de l'ultra-dénonciation, bien au contraire. Il laisse les évènements presque bruts, tels quels, générer un frisson le long de l'échine du lectaire, en soulignant la nature profonde des véritables républicains américains qui n'ont rien à voir avec la version dopée à la haine qui a pris le visage de Trump en 2016. Grâce à cette nuance, on saisit les coulisses d'un évènement qui aurait pu être catastrophique à très grande échelle. 

L'implication de Gilbert dans les groupuscules affiliés à l'extrême-droite américaine et dans la préparation de cet évènement pile au moment où son existence est à un pivot permet une course-poursuite démentielle qui laisse le lectaire hors d'haleine tout en inscrivant des notions presque philosophiques dans la fin du roman. On se surprend à questionner ce qui fait de nous des êtres humains, ce qui fait de nous des gens bons, et ce qui est considéré un meurtre et ce qui ne l'est pas, poussant le lectaire à réaliser qu'entre les rires et les explosions, Fred Larsen propose une lecture bien plus profonde et sombre de la vie de Gilbert. 

Il y a dans le roman une grande variété de personnages de passage, et, fait rare, ils sont tous très bien construits, même quand ils sont là pour deux pages tout au plus. Hommes, femmes, combattants, agents du gouvernement...Ils ont tous des spécificités et des traits propres qui les rendent uniques. 
Enfin, on appréciera la présence de langues étrangères et de dialectes précis qui viennent surprendre le lectaire et donner une vraie force aux éléments géopolitiques sans jamais troubler la lecture ou ralentir le rythme, et cette vraie fin qui a un petit côté arroseur arrosé satisfaisante. 

Mon seul petit regret, s'il doit y en avoir un, repose dans une petite frustration ressentie quand Gilbert rencontre Lii Dahit'een, comme si l'auteur se coupait tout seul l'herbe sous le pied en approchant de trop loin seulement ce que le chamanisme et les coutumes des indiens d'Amérique ont comme relation avec le pouvoir de Gilbert. On pourrait presque rêver un spin-off sur le sujet...

Pour résumer, voici un roman dense, puissant et drôle, dont le cynisme peut apparaître cathartique quand on connaît la situation politique du monde en janvier 2024. Fred Larsen nous embarque dans une histoire parfaitement solide et captivante qui détend sans jamais insulter l'intellect de ses lectaires. Une belle découverte !






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