Un coming of age de jeunes âmes brisées par la vie bouleversant, riche et puissant qui laisse derrière tous les clichés du genre au profit d'un récit magnifique qui ne laissera personne indifférent
Le résumé:
Lieu atypique et profondément bienveillant, l'institut Joly accueille des jeunes gens de tous horizons qui ont un point en commun : la vie n'a pas vraiment brillé pour eux. Shawn arrive réticent, persuadé que cet endroit ne peut pas grand chose pour le mal-être qui l'étouffe et se lit sur les cicatrices de ses poignets, cachées derrière des mitaines.
Dès son admission, il est mis au contact de la sauvage Alyssa, tout le contraire d'un livre ouvert, et qui se bat sans relâche pour rester à la surface. Il va faire l'apprentissage de la différence par Kai, et celui de la ressemblance avec Angelika, et surtout, il va retrouver le chemin de la musique qui habite son âme depuis toujours. Au fil d'accords inattendus, de fausses notes et d'harmonies compliquées, le petit groupe va tenter de retrouver la lumière et d'écrire une partition qui leur est propre et qui leur ressemble.
Les grands axes:
- Un abord spectaculairement réaliste de la maladie mentale et de ses conséquences, ainsi que des effets des traumatismes sur le cerveau humain et surtout ceux qui grandissent encore
- Des personnages qui sont construits comme des puzzles, et ne révèlent pas leurs secrets dès l'incipit, générant un effet de connexion et de quête de vérité par le lecteur, sans jamais que la moindre frustration ne se fasse sentir
- Le langage de la musique et ses effets sont explorés avec une vraie précision et une prise de parti riche et qui permet de lier les personnages entre eux au delà de cet environnement partagé
- Une peinture des troubles mentaux sans jugement, sans même chercher à établir un ordre de gravité ou de comparaison, un espace dédié est crée pour chaque personnage.
- Une narration originale, multi-vocale, qui joue avec le style et prend le parti de raconter une histoire sous différents prismes, tous cohérents et captivants.
La chronique:
Quand on cherche des romans Young Adult qui traitent de la maladie mentale, de la dépression, du suicide, et des traumatismes liés à des histoires compliquées, inutile de préciser que les choix sont vastes, presque infinis. Les thèmes sont centraux de la littérature jeunes adultes, et ils le sont de plus en plus. Et pourtant, Corps De l'Âme parvient à tirer son épingle du jeu et à proposer un roman étonnant, profondément ancré dans la réalité, et émotionnellement un cran au dessus de tous les autres. Voire deux crans, peut-être même plus encore.
Le premier aspect le plus épatant du roman est sans conteste le travail colossal de recherche effectué par Stephanie Manitta qui ancre chaque histoire fissurée par la vie dans un réalisme sidérant. Elle a fait tomber la totalité des clichés du genre pour creuser tous les aspects (toutes les pathologies dont le roman parle sont le fruit d'une connaissance profonde de tous les symptômes, les conséquences sur la vie de tous les jours, les dangers qu'elles peuvent poser). Elle pose chaque histoire et chaque personnage pour permettre au lecteur de percevoir les aspects de chaque pathologie sous plusieurs prismes, mais qui ne sont jamais ni une leçon, ni une photocopie d'un bouquin de psychologie. Au contraire, ici, tout est soigneusement intégré et digéré par l'autrice, qui parvient à restituer au travers de ses personnages un portrait réaliste, bouleversant et puissant de chaque parcours et de la bataille immense demandée pour s'en sortir.
Il y a un équilibre parfait dans le nombre de personnages du roman. Même si Shawn est le protagoniste, Alyssa, Kai et Angelika trouvent tous les trois une vraie place de sous-protagonistes, tant ils sont bien plus que des personnages secondaires. Le groupe est dynamique, et ils sont liés par plus que les horreurs traversées et qui les ont amenés ici. Il y a comme un ruban doré entre eux, qui tient le groupe lié, mais qui crée aussi des liens indépendants entre les personnages. Corps De l'Âme est un roman de l'amitié vécue comme un cri, comme une bouée quand on perd pied, mais aussi comme un vecteur d'apprentissage et de découverte des limites et des frontières émotionnelles entre les gens. Et c'est d'autant bien illustré que derrière eux, au sein de l'équipe qui a fondé cet institut-qu'on se rêve à voir exister pour de bon tant la méthode est bienveillante et forte, deux choses qui font cruellement défaut aujourd'hui-se trouve un autre quatuor, qui sait ce que cela fait que de ne pas trouver sa place dans le monde, ou, pire, de se sentir rejeté par celui-ci. L'effet miroir fonctionne à merveille, sans jamais que les adultes ne viennent piétiner les plates-bandes des adolescents. Ils se contentent d'être un entourage à l'écoute, et qui brille par une immense ouverture d'esprit. Dans les passages les plus durs, l'environnement crée pour le lecteur un point d'ancrage fort, qui permet de ne jamais se sentir oppressé par la violence des parcours. Enfin, les antagonismes sont présents par le biais des différents degrés de responsabilité des autres sur ces enfants qui ont étés malmenés sur tellement de plans. Les auteurs des coups physiques et mentaux ne sont pas réduits à un cliché manichéen, méchants pour être méchants, et Stéphanie prend le temps de véritablement les creuser aussi pour éviter un effet plat et vide. C'est tout le contraire qui arrive ici, et elle offre un espace de questionnement pour le lecteur qui va sonder les origines de ses propres traumatismes en observant ces quatre adultes en devenir le faire avec les leurs.
Il y a une véritable construction autour du parcours des jeunes adultes, et une évolution réelle se sent au travers du roman. Fait assez unique, Stéphanie s'attarde sur une période longue, près de deux ans, et positionne avec force le passage des saisons pour que le temps qui passe soit ressenti par le lecteur. Elle pose les personnages dans un contexte, puis elle oeuvre à montrer la façon dont ils vont évoluer, et elle montre avec brio comme la voie vers la paix intérieure n'est absolument pas droite et homogène. Au contraire, tout le long du roman, l'autrice appuie sur les moments d'améliorations et ceux de dégradations, et comme les choses ne sont jamais ni toutes noires, ni toutes blanches. Sublimé par le personnage d'Alyssa, ce message capital permet de faire comprendre au lecteur qu'il n'y a pas de rémission sans rechute, et que les moments de recul ne sont pas des défaites, mais des points nécessaires du retour vers la vie. A force de présenter dans les médias, et dans la culture, la dépression et les troubles mentaux comme tout ou rien, cette vérité médicale finit par se perdre. Stéphanie Manitta la prend à bras le corps, et rend le message à la fois clair et implacable. Guérir n'est pas un procédé simple. Et elle parvient en plus à le faire sans jamais perdre de vue l'immense espoir insufflé dans toutes les pages, des plus noires aux plus lumineuses.
Dans ce contexte d'adolescents fragiles et qui sont dans une démarche active de réapprentissage de la vie, la musique vient jouer une place plus que primordiale. Elle est le reflet de tous leurs états d'âmes, et un immense vecteur d'expression. D'abord dans le langage de l'autrice, qui pose ses mots comme d'autres posent des notes, et propose une sorte de playlist d'inter-chapitre qui accentue encore son propos, mais pas seulement. Stéphanie met en place le moyen de la musique, et plus précisément, le piano d'Alyssa et la guitare "Dawn" de Shawn pour faciliter la création du lien entre deux. La guitare du jeune homme est une amie, et il prend conscience par elle que ses actes d'auto-mutilation impactent aussi sa capacité à jouer, là où le piano d'Alyssa a tout d'un journal intime, où elle choisit soigneusement les fragments des morceaux des plus classiques aux plus modernes qu'elle joue pour donner une lecture de son âme. Shawn est témoin de ces instants, parfois volés, parfois cédés comme un cadeau, et utilise la musique pour percevoir les vraies vibrations de la jeune femme, cachées derrière les murs qu'elle a été obligée de se construire pour rester en vie.
A moindre échelle, Kai et Angelika viennent ajouter deux instruments qui les représentent tout à fait, un violoncelle pour la jolie rousse, et une batterie pour Kai. Stéphanie parvient à transcender le portrait physique de ses personnages par le biais de ces extensions de leurs âmes, et il n'est pas difficile de voir Alyssa dans la variété de notes qu'un piano peut produire, et de lire Shawn dans la versatilité de la guitare et ses accords.
Le style est fluide, épatant de précision et de poésie, portant parfois des moments poignants au point de faire monter les larmes ("Il existe en l'autre une part de nous"; "Je voulais hurler, pas mourir"), et parfois des instants d'intimité bouleversants de fragilité et de lyrisme. La première personne s'impose à tour de rôle, et chaque voix est développée de façon propre, pour ne jamais avoir cette impression que la façon de parler est la même d'un personnage à l'autre. L'écriture de Stéphanie Manitta est ultra-calibrée, elle sait décrire à dose juste, puis s'appesantir sur les émotions, ajoute ici et là des fragments de suspens, et l'ensemble se lit d'une traite, comme un souffle qu'on refuse de relâcher avant de connaître la fin, qui est largement à la hauteur du roman, et à son image : belle, complexe et teintée de nuances.
En dehors des thèmes principaux évoqués ici, la nature et l'activité physique en général sont deux axes qui permettent aux pensionnaires de retrouver du sens. Le sport, d'abord, porté par Kai et Shawn qui se servent de cet espace pour tester leurs hormones mâles et se challenger mutuellement, générant de ce fait un conduit qui renforce leur amitié et permet de se tirer mutuellement vers le haut. La nature, et les cabanes que les personnages construisent tout le long du roman deviennent très vite écrins de grands moments-dans la joie comme dans la peine-et permettent aux personnages de trouver un espace qui leur est propre dans un environnement de vie en communauté. Ces cabanes sont un axe fort, parce que présentées comme personnelles et propres à chaque protagoniste, elles se transforment en fait en très importants axes de connexion, et envisage les personnages d'une façon différente, comme si le contact direct des arbres exposait un coin d'âme à laquelle ils n'avaient pas accès autrement. Les descriptions de l'autrice sont d'ailleurs très efficaces et pertinentes, et laissent au lecteur assez d'éléments pour se les figurer mais aussi une petite liberté qui permet d'y calquer ses propres souvenirs, pour un lien encore plus fort avec le roman.
Enfin, pour conclure, difficile de ne pas mentionner un aspect passionnant du roman : sa construction en puzzle. N'attendez pas de Stéphanie qu'elle révèle la totalité des pathologies et des histoires de ses personnages dans le premier quart du roman : il va falloir mériter ces révélations en accordant du temps, de l'amour et de la confiance aux personnages. En plus de stimuler notre imagination, cela fait de nous des complices, voire même des amis de papier des personnages, et quand la révélation en question arrive, le choc est démultiplié. Certains rebondissements nous surprennent, d'autres nous prennent de court, mais tout est maîtrisé. C'est comme naviguer dans un labyrinthe intelligent : on ne peut pas vraiment se perdre, mais on ne trouvera pas la sortie immédiatement non plus.
De cette façon, Stéphanie Manitta fait du lecteur le cinquième membre du groupe de Shawn, Kai, Angie et Al, témoin de leurs blessures, de leurs progressions, de leurs moments de joie et des liens qui se créent. Quand arrive le mot "fin", c'est presque comme si on quittait des amis après un beau moment passé ensembles. Une impression de nostalgie se dégage, après les dernières pages.
Une fois n'est pas coutume, il y aurait encore tant à dire de ce roman unique, fort et qui vibre sur toutes les cordes nécessaires à en faire une lecture inoubliable. Pourtant habituée aux romans YA qui tournent autour de ces thèmes, j'ai ici été surprise, conquise, enchantée, terrassée, bouleversée, et illuminée par ce récit époustouflant.
Si vous souhaitez découvrir le roman, Stéphanie Manitta le propose actuellement dans le cadre d'une campagne de financement participatif WeMakeIt que vous pouvez retrouver
ici. Attention, la campagne s'achève le 31 octobre !
La note:
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