CHRONIQUE : ANNE-SOPHIE HENNICKER / Ne Renonce Pas (BOOKFLUENCER)

Un très beau "coming of age" chargé d'un message capital


Ne Renonce Pas s'inscrit dans la grande tradition des beaux récits "coming of age" du genre Young Adults. C'est un roman fort, puissant, qui tacle le délicat et meurtrier problème du harcèlement, notamment scolaire, avec une vraie valeur ajoutée. Thomas est un bully. Adolescent livré a lui-même par une mère riche et absente, un père hors du cadre, un frère parfait à qui tout réussit, ses fréquentations font de lui un tortionnaire qui a une victime de prédilection, la douce et timide Elena. Et puis un jour, les actions répétées de ce trio de monstres ont une conséquence tragique, et Thomas va commencer à remettre en question la totalité de son mode de vie quand le surnaturel va le forcer à faire face à ses actions. Anne-Sophie Hennicker s'attaque ici au mal de la jeunesse ultraconnectée du XXIeme siècle, et elle le fait très bien. Le message de préambule est là, il encourage à parler, et les lignes du harcèlement dans toutes ses violences et dans toutes ses horreurs sont tout à fait captées et restituées pour le lecteur. Parfois, les scènes sont très brutes, crues, voire même difficilement supportables, mais elles servent toujours le récit et ne tombent pas dans la surdose de peine et de méchanceté gratuite. Mais surtout, il y a une dimension de responsabilité et de pleine prise de conscience des conséquences directes et indirectes du harcèlement, et l'autrice n'épargne pas ses personnages dans une recherche de vérité, et non de facilité, ce qui est une vraie, belle force du roman. Le début du roman est un petit peu poussif à s'installer, MAIS, c'est ici un cas flagrant de "ne surtout pas se fier à la première impression", parce qu'il faut seulement donner à ce récit un petit peu plus longtemps pour décoller-et le décollage est spectaculaire. Ce qui rend l'incipit long a s'installer, c'est un manque de fil narratif, une présentation de personnages manichéens et qui n'ont rien pour créer de l'empathie de la part du lecteur, et des situations qui, sans être nécessairement clichées, tombent un peu dans la grille classique du roman adulescent. Le déluge de violence sur Elena est étouffant, incessant, sans aucune autre raison qu'un pur désir de faire du mal et de se hisser au dessus de tout le monde, et le statut ultra-populaire sans grand sens moral du trio infernal donne envie de les prendre par les épaules et de les secouer. Cependant, cette mise en place du contexte permet aussi de pointer du doigt les terribles dysfonctionnements du système scolaire, l'aveuglement choisi du corps enseignant, et l'exploitation de ces scènes terribles pour gagner des like et des followers. On regrette un petit peu une petite surenchère de la méchanceté sans possibilité de rédemption chez Ashley et Caleb, qui ont presque un futur de repris de justice, voire pire, devant eux. Néanmoins, ce début maladroit sert en fait d'axe pour lancer le roman en soit, et les trésors de la suite compensent largement cette petite errance minimale. Le style fluide de l'autrice permet de faciliter la transition vers le coeur battant du roman, et quel coeur ! L'autrice parvient à articuler chaque sous-intrigue (Kelly, la relation de Thomas avec sa mère, son père, son frère, ses rêves, la relation à sa tutrice...) comme les pièces d'un rouage complexe mais qui fonctionne parfaitement. Les scènes s'enchaînent avec une vraie facilité quasiment viscérale, comme si elles étaient naturelles, et un grand moment en appelle un autre, qui en appelle un autre, et un autre, et ces moments se répondent parfaitement entre eux. Une fois lancé, le lecteur est happé dans un rythme solide, précis, imagé, et se surprend à faire des bonds et à verser sa petite larme. C'est très, très bien construit. Les personnages, quand on passe outre Ashley et Caleb qui ne sont pas les crayons les plus affûtés de la trousse, ont tous des petites richesses personnelles qui sont le signe d'un vrai travail de construction de la part d'Anne-Sophie. Les conversations sont réalistes, les réactions plutôt cohérentes pour des ados pleins d'hormones et de contradictions. Il y a une vraie lecture assez honnête de la psychologie des jeunes adultes, qui se transcrit bien dans le roman. Il existe une empreinte fantastique délicate qui marque les chapitres centraux. Une descente plutôt maîtrisée dans le monde de l'ésotérisme, sans prosélytisme sorcier ou wiccan, sans volonté de donner des leçons ou d'imposer une croyance au lecteur. La façon dont Thomas est presque possédé par le journal d'Elena, et devient spectateur du film de sa vie est très, très bien introduit, et la précision du contenu de ce journal qui s'active pendant les promenades de Thomas est simplement épatante. Ce sont des scènes de vraie beauté, où on se fiche de comprendre pourquoi et comment cela arrive tant la poésie et la tragédie sous-jacente coupent le souffle du lecteur. L'autrice reprend des codes du genre fantastique de roman de fantôme et les adapte à sa sauce, avec ses ingrédients, pour donner un contenu tout à fait original et frais. Tout en racontant la rédemption de Thomas, son évolution est décrite, et, fait rare, elle est parfaitement progressive, au lieu d'être brutale et par à-coup comme c'est souvent le cas dans la YA populaire. Ici, l'autrice va retirer petit à petit les couches de violence de Thomas, le mettre à nu avant de le reconstruire méthodiquement, axe par axe, comme si elle faisait de nous les témoins d'un procédé de psychanalyse. Thomas confronte ses errances, ses erreurs, ses mauvais choix, et au lieu de se dégonfler ou au contraire, de faire volte face, il passe par un procédé composite de rejet, de dépression, de déni, puis finalement d'acceptation pour chaque facette pourrie de son ancienne identité. Nul doute que l'autrice a construit ces moments en profondeur pour leur donner tant d'importance, et on ne peut que saluer le très, très gros travail de recherche qui jalonne ce roman. Via la passion de Thomas pour la réalisation, le personnage possède un oeil affûté pour les jolies scènes visuelles, et ces descriptions sont souvent parfaitement cinématographiques, et très faciles à se représenter. Depuis le marché de noël et ses odeurs alléchantes jusqu'à la forêt de Gilles, de la fuite en moto sur la route enneigée jusqu'aux champs de coquelicots, en passant par les contemplations nocturnes du jeune homme, il est presque question d'un style de réalisatrice en plus de celui de l'autrice. Et c'est terriblement plaisant. On voit le roman au moins autant qu'on le lit. Quand on se penche sur l'intégralité du récit, on assiste en fait à la déconstruction de l'archétype du bully classique. On commence avec un personnage qui n'a rien pour lui, arrogant, méchant, égocentrique, puis petit à petit, en passant du statut de bourreau à celui de victime, puis en s'en libérant totalement, il devient le héros qu'on attendait pas forcément, mais qui laisse tous ces apprentissages définir son parcours futur. Enfin, quelle prise à coeur du thème principal, qui est examiné de façon presque chirurgicale, comme on chercherait à retirer une tumeur maligne dans un cerveau juvénile. Chaque aspect, chaque conséquence, chaque victime, chaque bourreau, chaque témoin, chaque complice...Tout est considéré dans son impact général et particulier, et on prend un véritable uppercut dans le visage. On mesure comme la situation est grave, urgente, et surtout, meurtrière. Pour conclure, Ne Renonce Pas est un cri du coeur qui s'adresse à toute la jeunesse, et qui encourage à ne pas se taire, à ne pas fermer les yeux, à ne pas participer, et surtout, à ne jamais se considérer trop bien pour que cela nous arrive. Les touches de romance, de fantastique et de drame familial ne rendent ce roman que plus fort encore.

Commentaires